10
Mon frère était content de me voir, d’autant qu’il n’avait pas franchement le moral. Ça le rongeait de savoir que « les siens » le soupçonnaient. Ça l’avait taraudé toute la journée. Même Crystal, sa petite amie – une panthère-garou pure souche –, l’avait envoyé balader quand il avait débarqué chez elle, en début de soirée. Ça la rendait nerveuse, ces soupçons que ses congénères nourrissaient au sujet de Jason. Quand j’ai appris qu’il était allé à Hotshot, j’ai vu rouge. Je lui ai dit que s’il avait des envies de suicide, ça le regardait, que je ne me sentirais certainement pas responsable de ce qui lui arriverait. Et je n’ai pas mâché mes mots, vous pouvez me croire. Il a eu le culot de me répondre que je ne m’étais jamais sentie responsable de tout ce qui lui était arrivé jusqu’à présent et qu’il ne voyait pas pourquoi je m’y mettrais maintenant.
Quand ça commence comme ça... Et ça a duré un petit moment.
Après lui avoir arraché aux forceps la promesse qu’il se tiendrait désormais à l’écart de ses petits copains changelings – jusqu’à nouvel ordre, du moins –, j’ai pu enfin aller poser mon sac dans la chambre d’amis. C’était là que Jason avait installé son ordinateur, ses anciens trophées de foot et de base-ball – qui dataient de l’époque où il défendait les couleurs de son lycée – et un vieux canapé-lit, prévu, à l’origine, pour ceux de ses invités qui avaient un peu trop forcé sur la bouteille pour reprendre le volant. Je ne me suis même pas donné la peine de le déplier. J’ai juste jeté une couverture dessus, que j’ai rabattue sur moi.
Après avoir fait ma prière, j’ai passé les événements de la journée en revue. Elle avait été si chargée que rien que d’essayer de me rappeler tout ce qui m’était arrivé, ça m’a achevée. En moins de trois minutes, j’avais décroché. De grosses bêtes menaçantes sont venues hanter mon sommeil, cette nuit-là. Elles grognaient tout autour de moi dans la brume. J’étais terrorisée. J’entendais Jason hurler, mais je le cherchais en vain, m’enfonçant toujours plus profondément dans cette maudite purée de pois.
Certains rêves se passent d’interprétation : pas besoin d’avoir fait dix ans de psychanalyse pour décrypter celui-là.
Je me suis à moitié réveillée quand Jason est parti travailler – surtout parce qu’il a claqué la porte derrière lui. Après ça, j’ai vaguement somnolé une petite heure, puis, finalement, je me suis réveillée pour de bon. Terry devait débarquer chez moi en début de matinée pour commencer à démolir la partie incendiée de la maison, et je voulais voir si je ne pouvais pas encore sauver certains trucs.
Comme ça promettait d’être un boulot plutôt salissant, j’ai emprunté le survêtement bleu de Jason – sa tenue de garagiste maison, qu’il met pour bichonner son pick-up adoré. J’ai jeté un coup d’œil dans sa penderie et j’ai pris le vieux blouson en cuir qu’il porte quand il va sur des gros chantiers. Je lui ai aussi piqué un rouleau de sacs-poubelle. En démarrant la Malibu, je me suis dit que je devais vraiment une fière chandelle à Nikkie et que je lui revaudrais ça un jour. Ça m’a fait penser que je ne devais pas oublier d’aller chercher son tailleur chez le teinturier. Le meilleur moyen, c’était encore d’y passer tout de suite. Sitôt dit, sitôt fait.
Ouf ! Terry s’est levé du bon pied, ce matin. C’est ce que je me suis dit en le voyant défoncer les planches calcinées de la véranda à grands coups de masse, le sourire aux lèvres. Malgré le froid, Terry ne portait en tout et pour tout qu’un tee-shirt rentré dans son jean. Ça suffisait à couvrir la majeure partie de ses terribles cicatrices. Pour lui, c’était l’essentiel. Après lui avoir adressé un rapide « Salut ! » et avoir donc pu constater qu’il n’était pas d’humeur loquace, j’ai fait le tour par la porte d’entrée. Mes pas se sont automatiquement portés vers la cuisine où j’ai évalué, une fois de plus, l’ampleur des dégâts.
J’ai enfilé les gants de ménage que j’avais apportés et je me suis mise au travail, ouvrant placards et tiroirs les uns après les autres pour faire un inventaire méthodique. Nombre d’objets avaient été déformés par la chaleur, d’autres avaient carrément fondu. Certains étaient si méconnaissables – ma passoire, par exemple – qu’il me fallait les retourner dans tous les sens avant de réussir à savoir à quoi ils pouvaient bien servir.
J’ai directement balancé les trucs irrécupérables par la fenêtre, du côté opposé à celui où Terry tapait toujours comme un sourd.
J’ai pratiquement jeté toute la nourriture qui se trouvait dans ceux des placards qui étaient en contact direct avec le mur extérieur : la farine, le riz, le sucre... Je les avais rangés dans des Tupperware, mais, bien que le couvercle ait tenu bon, je me méfiais de l’état du contenu. Idem pour les conserves. Je me voyais mal manger des trucs qui avaient sans doute déjà été cuits dans des boîtes en métal chauffées à blanc.
Heureusement, la vaisselle que j’utilisais tous les jours et celle en porcelaine, qui me venait de mon arrière-arrière-grand-mère, avaient survécu – elles étaient rangées dans le petit meuble le plus éloigné de la porte. L’argenterie avait également tenu le coup. En revanche, mes couverts en inox, que je mettais toujours dans le tiroir sous l’évier et qui m’étaient quand même beaucoup plus utiles, avaient pris des allures de piques à cheveux Art déco. Par chance, certaines de mes poêles et de mes casseroles étaient encore utilisables.
J’ai continué à trier pendant deux ou trois heures, faisant tantôt grossir la pile, déjà haute, des décombres, tantôt les sacs-poubelle de Jason, où j’enfournais les trop rares objets rescapés, en vue d’un usage ultérieur dans ma future cuisine. Terry bossait dur, lui aussi, ne s’arrêtant que pour boire un peu d’eau, assis à l’arrière de son camion. La température a rapidement dépassé les 15 °C. On allait peut-être encore avoir droit à quelques gelées blanches, et une tempête de neige n’était jamais exclue, mais on pouvait d’ores et déjà compter sur un printemps précoce.
La journée ne s’annonçait pas trop mal : j’avais l’impression d’avoir fait un pas dans la bonne direction, celle du chemin qui me ramènerait chez moi. J’aimais bien travailler avec Terry : il n’attendait pas qu’on lui fasse la conversation, vu qu’il n’aimait pas parler ; il ne demandait rien à personne, vu qu’il savait ce qu’il avait à faire, et il abattait de la besogne, vu que c’était sa façon à lui d’exorciser ses démons. Terry approchait de la soixantaine, maintenant. La toison qu’il avait sur le torse, et dont j’apercevais un échantillon par l’encolure de son tee-shirt, grisonnait. Mais c’était encore un solide gaillard qui maniait sa masse avec une belle vigueur et chargeait planches et gravats sur le plateau de son pick-up sans jamais montrer le moindre signe de fatigue.
Pendant qu’il faisait un premier voyage à la décharge, j’en ai profité pour aller dans ma chambre. Ne riez pas. J’ai fait mon lit. Je sais, c’était absurde – et plutôt inquiétant, quand on y pense. D’autant que j’allais devoir enlever les draps pour les laver. Comme tout le reste, d’ailleurs : rideaux, couvre-lit... Le moindre bout de tissu que comptait la maison devrait passer à la machine pour ôter l’odeur de brûlé. Sans parler des tapis à faire nettoyer et des moquettes à shampouiner. J’allais même être obligée de lessiver les murs et de repeindre le couloir.
Je faisais une pause dans la cour quand j’ai entendu une voiture dans l’allée. Déjà, il émergeait des arbres qui la bordaient. À ma grande surprise, j’ai reconnu le pick-up de Lèn. Ça m’a tout de suite mise de mauvais poil. Je lui avais pourtant bien dit de me laisser tranquille !
Quand il a sauté de la cabine de son Dodge, il avait l’air furieux. Assise sur une de mes chaises de jardin, je prenais le soleil, en me demandant quelle heure il pouvait bien être et quand l’entrepreneur allait se décider à arriver. Après ma nuit plutôt difficile chez Jason, j’étais aussi en train de réfléchir à la possibilité de trouver un autre hébergement, le temps que ma cuisine soit reconstruite. Pour ce que j’en savais, ça pouvait prendre des mois. Jason ne voudrait jamais que je reste aussi longtemps chez lui. Il ne me flanquerait pas dehors, bien sûr, si je n’avais nulle part où aller – c’était mon frère, après tout –, mais je préférais ne pas trop mettre à l’épreuve ses sentiments fraternels. À vrai dire, je ne me voyais pas non plus passer plusieurs semaines d’affilée avec lui...
— Pourquoi ne m’as-tu rien dit ? a aboyé Lèn sans préambule.
J’ai soupiré. Encore un homme en colère !
— On n’est pas précisément les meilleurs amis du monde, en ce moment, lui ai-je rappelé. Mais j’aurais bien fini par te prévenir.
— Tu aurais dû m’appeler à la première heure ! a-t-il rugi, avant de faire le tour de la maison à grands pas pour estimer les dégâts.
Il s’est arrêté juste en face de moi.
— Tu aurais pu mourir !
Comme si je ne m’en étais pas rendu compte !
— Oui, je sais.
— Il a fallu qu’un vampire intervienne pour te sauver, a-t-il lancé avec dégoût.
Les vampires et les lycanthropes ne s’entendent pas comme larrons en foire, c’est le moins qu’on puisse dire.
J’ai acquiescé, bien que j’aie été sauvée par Claudine, en réalité. Mais Charles avait bel et bien tué le pyromane.
— Oh ! Tu aurais peut-être préféré que je brûle vive ?
— Bien sûr que non !
Il s’est retourné pour examiner la partie calcinée de la maison.
— Quelqu’un s’occupe déjà de déblayer les décombres ?
— Oui.
— J’aurais pu faire venir une équipe entière rien que pour ça.
— Terry s’est porté volontaire.
— Je peux avoir des prix pour la reconstruction.
— J’ai engagé un entrepreneur.
— Je peux t’avancer l’argent pour les travaux.
— J’ai ce qu’il faut, merci.
— Ah, bon ? s’est-il exclamé, manifestement sidéré. Où diable as-tu...
Il s’est interrompu avant de dire des choses impardonnables.
— J’ignorais que ta grand-mère t’avait laissé une telle fortune, a-t-il quand même lâché, ce qui n’était guère mieux.
— J’ai gagné cet argent.
— Eric ?
Ses beaux yeux verts lançaient des éclairs. J’ai bien cru qu’il allait me sauter dessus.
— Bon, maintenant ça suffit, ai-je rétorqué d’une voix cassante. Tu vas te calmer, Léonard Herveaux. En ce qui concerne cet argent, la façon dont je l’ai gagné ne te regarde absolument pas. Quand tu daigneras descendre de tes grands chevaux, je te dirai que je suis touchée que tu t’inquiètes pour moi et que je te suis reconnaissante de l’aide que tu veux m’apporter. Mais cesse d’abord de me traiter comme si j’étais une gamine attardée !
Lèn m’a dévisagée en silence, le temps que mon discours fasse son petit effet.
— Je suis désolé, a-t-il fini par maugréer, en baissant d’un ton. Je pensais que... Je pensais que nous étions assez proches pour que tu puisses te permettre de m’appeler en pleine nuit. Je pensais que... que, peut-être, tu aurais besoin de moi.
Il me faisait le coup des bons sentiments.
— Je n’hésite jamais à demander un service. Je n’ai pas l’orgueil mal placé de certains, ai-je répliqué. Et je suis ravie de te voir. Mais ne te comporte pas avec moi comme avec une pauvre femme désemparée et incapable de se débrouiller toute seule, parce que j’en suis tout à fait capable, et c’est d’ailleurs ce que je fais.
— Les vampires t’ont payée pour héberger Eric pendant que les sorciers tentaient de faire main basse sur Shreveport ?
— Oui. C’était une idée de mon frère. Qui m’a mise dans une position plutôt embarrassante, d’ailleurs. Mais je reconnais que, maintenant, je suis bien contente d’avoir cet argent. Ça m’évite d’avoir à faire un emprunt pour remettre la maison en état.
C’est à ce moment-là que Terry est revenu. Je les ai présentés l’un à l’autre. Terry n’a pas du tout semblé impressionné par Lèn. Il est même retourné directement travailler, après avoir échangé avec Lèn une poignée de main tout ce qu’il y a de protocolaire. Lèn l’a suivi des yeux. Il avait l’air dubitatif, mais, grâce au Ciel, il n’a pas posé de questions sur les cicatrices de Terry.
— Où vis-tu en ce moment ?
— Chez Jason.
Je n’ai pas cru bon de préciser que, dans mon esprit, c’était temporaire.
— Combien de temps vont demander les travaux ?
— Voilà justement la personne qui va me le dire.
Randall Shurtliff arrivait dans son pick-up. Sa femme et associée était assise à ses côtés. Délia Shurtliff était plus jeune que son époux et jolie comme un cœur. Mais en affaires, c’était une coriace. Randall l’avait épousée en secondes noces. Quand il avait divorcé de Mary Helen – celle qui lui avait fait trois gosses et qui avait tenu sa maison pendant douze ans –, Délia travaillait déjà pour lui. Elle avait même fini par faire tourner la boîte à sa place, et avec beaucoup plus de succès qu’il n’en avait jamais eu lui-même. Du coup, il avait pu faire profiter son ex-femme et ses trois fils de certains avantages acquis avec l’argent que sa deuxième femme lui avait permis de gagner, ce qu’il n’aurait sans doute pas été en mesure de faire s’il en avait épousé une autre. Il était de notoriété publique que Délia avait hâte que Mary Helen se remarie et que les trois fils Shurtliff finissent leurs études...
Randall a paru content de rencontrer Lèn, qu’il connaissait de vue, et l’intérêt poli qu’il avait manifesté pour mes travaux de rénovation, quand je lui en avais parlé au téléphone, a subitement laissé la place à un bel enthousiasme lorsqu’il a appris que j’étais une de ses amies. Les Herveaux avaient un certain poids dans le milieu du bâtiment et des travaux publics. Avec un naturel des plus exaspérants, Randall s’est donc d’emblée adressé à Lèn plutôt qu’à moi pour l’entretenir de mes travaux. Lèn n’y a rien trouvé à redire. C’est plutôt le contraire qui l’aurait étonné, j’imagine.
J’ai regardé Délia. Délia m’a regardée. En tant que femmes, nous n’avions vraiment rien en commun. Mais, pour l’heure, nous étions sur la même longueur d’ondes.
— Qu’en pensez-vous, Délia ? lui ai-je demandé. Combien de temps ça va prendre ?
— Oh ! Randall va ruer dans les brancards, mais...
Elle avait les cheveux d’un blond plus clair que les miens – ce dont elle pouvait remercier son coiffeur – et elle avait un peu forcé sur le maquillage. Mais elle était habillée pour la circonstance : pantalon de treillis et sweat-shirt avec « Shurtliff Construction » brodé sur la poitrine.
— Il a d’abord une maison à finir de l’autre côté de la ville. Mais il pourra travailler sur votre cuisine avant de commencer le chantier qu’il a de prévu à Clarice. Donc, disons que dans... trois ou quatre mois, vous aurez une nouvelle cuisine.
— Merci, Délia. J’ai quelque chose à signer ?
— On va d’abord vous faire un devis. Je vous l’apporterai au bar pour que vous puissiez y jeter un œil. Les nouveaux appareils ménagers nécessaires seront inclus – on les aura au prix de gros. Mais je peux vous dire tout de suite que vous devez vous attendre à un montant de cet ordre-là, m’a-t-elle annoncé en me présentant un devis pour une rénovation de cuisine qu’ils avaient faite le mois précédent.
— Je vois.
Intérieurement, j’ai poussé un cri d’horreur. Même en comptant sur l’assurance, j’allais devoir sacrément amputer mon trésor de guerre.
Puis je me suis raisonnée : « Tu devrais t’estimer heureuse qu’Eric t’ait versé une somme pareille – surtout pour une mission qui n’a pas été si désagréable que ça, n’est-ce pas ? Tu devrais te réjouir d’avoir cet argent à disposition en de telles circonstances. Tu n’as qu’à te dire qu’il était juste en villégiature sur ton compte, qu’il ne s’y était pas installé définitivement. Tu ne le possédais pas vraiment : tu en avais la garde provisoire, voilà tout. »
— Vous êtes très proche de Léonard ? m’a demandé Délia d’un air entendu, une fois notre affaire conclue.
J’ai pris le temps de la réflexion.
— Il y a des jours avec et des jours sans.
Elle a éclaté de rire, une sorte de gloussement rauque qui, étrangement, avait quelque chose de sexy. Les deux hommes se sont d’ailleurs retournés, Randall en souriant, Lèn avec une mine perplexe. Ils étaient trop loin pour nous entendre, de toute façon.
— Je vais vous en raconter une bien bonne, m’a alors annoncé Délia, en baissant d’un ton. Mais c’est juste entre vous et moi, hein ? Connie Babcock, la secrétaire de Jackson Herveaux... Vous la connaissez ?
J’ai hoché la tête. J’avais échangé deux mots avec ladite Connie en passant voir Lèn à son bureau, à Shreveport.
— Elle a été arrêtée ce matin, pour avoir commis un vol chez Herveaux et Fils.
— Qu’est-ce qu’elle a pris ?
J’étais tout ouïe.
— C’est ce que je ne comprends pas. Elle a été surprise en train de piquer des papiers dans le bureau de Jackson Herveaux. Et pas des documents officiels, non, des papiers personnels, d’après ce que j’ai entendu dire. Elle a prétendu qu’elle avait été payée pour ça.
— Par qui ?
— Un vendeur de motos, paraît-il. Franchement, est-ce que ça tient debout ?
Oh, oui, pour qui savait que Connie Babcock, non contente de travailler pour Jackson Herveaux, couchait aussi avec son patron. Oui, si on se souvenait que Jackson avait emmené Christine Larrabee, une lycanthrope pure souche très influente, à l’enterrement du colonel Flood, au lieu de Connie Babcock, une pauvre humaine standard sans la moindre relation.
Pendant que Délia se perdait en vaines conjectures, je réfléchissais. Si Jackson Herveaux était indubitablement un brillant homme d’affaires, il se révélait un bien piètre homme politique. C’était stupide d’avoir fait arrêter Connie. Ça allait attirer l’attention sur les lycanthropes. Un peuple qui gardait si jalousement le secret de sa propre existence ne verrait sans doute pas d’un bon œil un leader qui se montrait incapable de résoudre un tel problème avec un peu plus de doigté.
D’ailleurs, à voir Lèn continuer à discuter avec Randall de la reconstruction de ma maison sans se préoccuper de moi, ce manque de subtilité devait être de famille.
Une autre idée m’a alors traversé l’esprit. J’ai froncé les sourcils. Et si Patrick Furnan avait tout manigancé ? Il était probablement assez retors et assez intelligent pour avoir soudoyé une Connie humiliée d’avoir été éconduite et pour l’avoir poussée à dérober des papiers personnels dans le bureau de Jackson, tout en s’assurant qu’elle serait prise la main dans le sac. Il connaissait suffisamment son rival pour savoir qu’il verrait rouge et qu’il réagirait sous le coup de la colère. Patrick Furnan pouvait être beaucoup plus malin qu’il n’en avait l’air, et Jackson Herveaux beaucoup plus bête – pour autant qu’on parle politique et stratégie pour remporter les élections, du moins. Lèn ne m’avait pas dit un mot de l’arrestation de Connie. Il avait probablement estimé que ça ne me regardait pas. Bon, d’accord, il avait peut-être trouvé que j’avais déjà assez de problèmes comme ça. Ce en quoi il n’avait pas tout à fait tort.
— Et si on s’en allait ? Vous croyez qu’ils s’en apercevraient ? ai-je murmuré à Délia d’un ton détaché.
— Oh, oui ! m’a-t-elle assuré. Ça lui prendrait peut-être une petite minute, mais Randall finirait par me chercher. Il serait perdu sans moi.
Voilà une femme qui avait conscience de sa valeur, en tout cas ! J’ai soupiré. J’étais presque tentée de prendre ma voiture et de filer. Lèn a dû surprendre, sur mon visage, quelque chose qui l’a alerté : il a interrompu sa conversation avec mon entrepreneur, l’air contrit.
— Désolé, m’a-t-il lancé. L’habitude.
Il est revenu vers nous, suivi de Randall, qui s’est excusé à son tour.
— Pardon. On parlait boulot. Qu’est-ce que vous aviez en tête, Sookie ?
— Pour la cuisine, je veux les mêmes dimensions qu’avant.
Après avoir eu un petit aperçu du coût des travaux, j’avais révisé mes ambitions à la baisse.
— Mais je veux une vraie véranda, entièrement vitrée, et je veux qu’elle soit aussi large que la cuisine.
Randall a alors sorti un bloc-notes de sa sacoche et m’a tendu son stylo. J’ai fait un rapide croquis pour lui montrer ce que j’avais en tête.
— Vous voulez l’évier où il était ? Four, frigo, chauffe-eau, etc. au même endroit aussi ?
J’ai dessiné très précisément les emplacements que j’avais arrêtés. Randall m’a dit qu’il m’appellerait quand il serait temps de choisir les placards, l’évier et tous les autres équipements.
— Ce que j’aimerais que vous fassiez dès aujourd’hui, ou demain au plus tard, lui ai-je alors demandé, c’est que vous répariez la porte entre le couloir et la cuisine, que je puisse fermer la maison à clé.
Pour toute réponse, Randall est parti fouiller à l’arrière de son pick-up. Trente secondes plus tard, il était de retour. Il brandissait triomphalement une serrure et une poignée de porte encore dans leur emballage d’origine.
— Ça ne suffira pas à décourager quelqu’un de vraiment déterminé, a-t-il concédé, mais c’est mieux que rien.
En moins d’un quart d’heure, le tour était joué : je pouvais désormais isoler la partie intacte de la maison de la partie calcinée. Je savais pertinemment que la serrure en question ne valait pas grand-chose, mais je me sentais déjà mieux. J’allais devoir faire mettre un verrou du côté intérieur de la porte, cependant. Ce serait encore mieux. Et si je m’en chargeais ? Ça demandait quand même de creuser le chambranle, et comme je n’ai rien d’un charpentier... Mais je pouvais sûrement trouver quelqu’un pour m’aider.
Randall et Délia sont partis en m’assurant que ma cuisine était le prochain chantier sur leur liste, et Terry s’est remis à l’ouvrage.
— Ça t’arrive d’être toute seule ? a maugréé Lèn, avec quelque chose qui ressemblait à de l’exaspération dans la voix.
— Tu voulais me dire quelque chose, Lèn ? Terry ne peut pas nous entendre de l’endroit où il est.
Je suis retournée m’asseoir sur ma chaise de jardin, à l’ombre d’un grand chêne. Lèn s’est approprié sa jumelle, appuyée contre le pied de mon parasol, et l’a dépliée pour s’installer en face de moi. Elle a grincé sous son poids. Je pensais qu’il allait me raconter l’arrestation de Connie Babcock.
— Je t’ai contrariée, la dernière fois qu’on s’est vus, a-t-il lâché.
Ah ! Le terrain sur lequel il s’engageait n’était pas celui auquel je m’attendais. Bon. J’ai un profond respect pour les gens qui sont capables de reconnaître leurs erreurs, surtout les hommes – une denrée rare.
— Oui.
— Tu aurais préféré que je ne te dise pas que je savais, pour Debbie ?
— J’aurais préféré que rien de tout ça n’arrive. J’aurais préféré que ses parents n’aient pas à en souffrir. J’aurais préféré qu’ils ne soient pas rongés de doutes, des doutes qui, bien évidemment, décuplent leur douleur. Mais je suis contente d’être encore en vie et de ne pas aller en prison pour m’être défendue contre la femme qui voulait me tuer.
— Si ça peut te rassurer, Debbie n’était pas très proche de ses parents. Ils ont toujours eu un faible pour sa petite sœur, bien qu’elle n’ait pas hérité de leurs caractéristiques génétiques. Sandra est la prunelle de leurs yeux et, s’ils ont engagé de telles recherches, c’est parce que Sandra l’a exigé. C’est la seule et unique raison.
— Tu penses qu’ils vont laisser tomber ?
— Les Pelt croient que c’est moi qui ai fait le coup. Ils pensent que j’ai tué Debbie parce qu’elle s’apprêtait à épouser un autre homme. C’est ce que Sandra m’a expliqué par e-mail, après que je lui en ai envoyé un à propos des détectives.
J’en suis restée bouché bée. J’ai alors eu une vision de ce que l’avenir me réservait : je me voyais déjà avouer mon crime au shérif pour éviter à Lèn d’aller en prison à ma place. Ce devait être horrible d’être accusé d’un meurtre qu’on n’avait pas commis. Je ne pouvais pas laisser faire ça. Je n’avais tout bonnement pas imaginé que quelqu’un devrait payer pour moi.
— Mais je peux prouver que je ne l’ai pas tuée, a poursuivi Lèn. Quatre membres de la meute ont affirmé sous serment que je suis resté chez Pam, après le départ de Debbie, et l’une d’entre nous est prête à jurer que j’ai passé la nuit avec elle.
Son alibi tenait la route. Je me suis laissée retomber contre le dossier de ma chaise, soulagée.
— Les Pelt vont donc devoir soupçonner quelqu’un d’autre, a-t-il conclu. Mais ce n’est pas de ça que je voulais te parler, de toute façon.
Il m’a pris la main et l’a enfermée dans les siennes comme un petit oiseau qu’il aurait mis en cage pour l’empêcher de s’envoler.
— Je voudrais que tu envisages la possibilité de me voir de façon plus régulière, a-t-il repris. Genre, tous les jours.
Une fois de plus, j’avais l’impression qu’on venait de changer le décor sans prévenir, un peu comme une actrice qu’on aurait engagée pour un film d’auteur et qui se retrouverait dans un porno, vous voyez ?
— Hein ?
Pas brillant, comme réplique, je l’admets. Tout le monde n’est pas doué pour l’improvisation. Mais Lèn, lui, connaissait son texte.
— Je t’aime vraiment beaucoup, Sookie, a-t-il enchaîné. Et je crois que c’est réciproque. Et on se désire, c’est évident.
Sur ces mots, il a effleuré ma joue. Puis, comme je ne réagissais pas, il m’a carrément embrassée. Mais j’étais trop déstabilisée pour être vraiment à ce que je faisais. Je n’étais pas très sûre d’en avoir envie, de toute façon. Pas évident de prendre une télépathe au dépourvu. Pourtant, Lèn y était parvenu.
Il a respiré un grand coup et il a repris sa tirade.
— J’aime être en ta compagnie et je crois que la mienne ne t’est pas trop désagréable. Enfin... la plupart du temps. J’ai tellement envie de te voir dans mon lit que ça me fait mal. Je ne t’aurais jamais dit tout ça – pas si tôt, du moins – sans qu’on ait eu l’occasion de se côtoyer un peu plus, mais tu as besoin d’un toit maintenant, et j’ai un appartement à Shreveport. Je voudrais que tu viennes vivre avec moi ou, du moins, que tu y réfléchisses...
Il m’aurait flanqué une gifle que je n’aurais pas été plus abasourdie. Au lieu de me donner tant de mal pour me protéger de ce qui se passe dans la tête des gens, je ferais peut-être mieux de penser à aller y regarder de plus près, parfois. Plusieurs phrases ont commencé à se former dans mon esprit, mais aucune n’a franchi mes lèvres. La chaleur de Lèn, l’irrésistible attirance qu’exerçaient sur moi cette voix rauque, ces mains puissantes, cette odeur virile, ce grand corps... Aïe, aïe, aïe ! J’avais un mal de chien à me concentrer.
Je me suis finalement lancée, en essayant de parler posément.
— Moi aussi, Lèn, je t’aime beaucoup. En fait, c’est même plus que ça.
Je n’arrivais pas à le regarder en face. Je gardais donc les yeux rivés sur ses mains, ses grandes mains brunes avec leur léger duvet noir sur le dessus. Si j’avais le malheur de dévier d’un centimètre, je tombais sur ses cuisses musclées, voire sur... Tss, tss, tss ! Ses mains. On restait calé sur ses mains. C’était plus sûr.
— Mais, question timing, ça ne peut pas tomber plus mal. Je crois que tu as besoin d’un peu plus de temps pour te remettre de ta rupture avec Debbie. Cette fille t’avait pratiquement ensorcelé. C’est toi-même qui me l’as dit. Tu peux estimer qu’il suffit de balancer : « Je te répudie » pour effacer votre histoire, mais je n’en suis pas vraiment convaincue.
— La répudiation est un rituel très puissant, chez les miens, a-t-il rétorqué un peu sèchement.
J’ai levé les yeux pour voir son expression.
— Je sais : j’étais là, Lèn. Tout le monde a été très impressionné, c’est vrai. Mais je ne parviens pas à croire qu’en prononçant ces mots, tu aies réussi, comme en claquant des doigts, à te débarrasser de sentiments aussi profondément ancrés en toi depuis plusieurs années. Nous ne sommes pas des machines,
Lèn. Il ne suffit pas d’appuyer sur un bouton pour oublier ce qu’on éprouve pour quelqu’un. Ce n’est pas comme ça que ça marche.
— Si, ça marche comme ça, chez les lycanthropes.
Son regard était buté, et ses traits trahissaient une inébranlable détermination.
J’ai longuement pesé mes mots avant d’enchaîner :
— J’aimerais bien qu’un sauveur providentiel me tombe du ciel pour résoudre tous mes problèmes. Mais je ne veux pas accepter ta proposition juste parce que je suis à la rue et qu’on a envie de se sauter dessus depuis le début. Quand mes travaux seront terminés, on en reparlera – si tu n’as pas changé d’avis d’ici là...
— Mais c’est maintenant que tu as le plus besoin de moi ! a-t-il protesté.
Dans son ardeur à me convaincre, son débit s’était tellement accéléré que les mots se télescopaient dans sa bouche.
— Tu as besoin de moi maintenant, a-t-il répété un peu plus calmement. Et moi aussi, j’ai besoin de toi. On est faits l’un pour l’autre. Tu le sais.
— Non, je ne le sais pas. En revanche, je sais que tu as beaucoup de soucis, en ce moment : peu importe comment, tu as perdu celle que tu aimais. Je ne crois pas que tu aies encore tout à fait compris que tu ne la reverras jamais.
Il a tressailli.
— Je l’ai tuée, Lèn. D’un coup de fusil.
Son visage s’est crispé.
— Tu vois ? Tu aimais Debbie. Tu l’aimais avec tes tripes, que tu le veuilles ou non. Si on entame une relation maintenant, à un moment ou à un autre, tu vas me regarder et te dire : « Voilà celle qui me l’a enlevée à jamais. »
Il ouvrait déjà la bouche pour répliquer, mais j’ai levé la main : je voulais en finir.
— Sans compter que ton père est en pleine lutte de pouvoir pour cette histoire de succession. Il veut remporter cette élection coûte que coûte. Vu les circonstances, peut-être que ça l’aiderait que son fils ait une relation amoureuse stable. Je n’en sais rien. Mais je refuse d’être mêlée, de quelque façon que ce soit, aux magouilles politiques des lycanthropes. Je n’ai pas du tout apprécié la manière dont tu m’as forcé la main, à l’enterrement du colonel Flood. Tu aurais dû me laisser décider en connaissance de cause.
— Je voulais qu’ils s’habituent à te voir à mes côtés, a protesté Lèn, manifestement blessé. C’était un honneur que je te faisais, en paraissant avec toi devant les miens.
— J’aurais sans doute mieux pu apprécier cet honneur, si j’avais été au courant, ai-je rétorqué d’un ton cassant.
Au point où en étaient les choses, ça a été un vrai soulagement d’entendre un autre véhicule approcher et de voir Andy Bellefleur descendre de sa Ford. C’était probablement la première fois que j’étais contente de le voir.
J’ai bien sûr fait les présentations et j’ai regardé les deux hommes se jauger en silence. Lèn dépassait Andy d’une tête, mais Andy Bellefleur avait pratiqué la lutte, et c’était une vraie montagne de muscles. Ils avaient à peu près le même âge. Si Lèn avait gardé forme humaine, je n’aurais su sur lequel miser, sur un ring.
— Sookie, tu m’as demandé de te tenir au courant, à propos de ce type qui est mort ici, m’a dit Andy.
Certes, mais je n’aurais jamais cru qu’il le ferait. Andy ne me tenait pas en très haute estime, quoiqu’il ait toujours été un fan inconditionnel de mon... de ma chute de reins, disons – c’est génial d’être télépathe, hein ?
— Son casier judiciaire est vierge, a-t-il poursuivi en lisant les notes qu’il avait prises dans un petit calepin. Et il n’a aucune relation connue d’aucune sorte avec la Confrérie du Soleil.
— Mais c’est n’importe quoi ! me suis-je exclamée, après un premier moment de stupéfaction. Pourquoi aurait-il mis le feu chez moi, sinon ?
— Je comptais justement sur toi pour me le dire, a rétorqué Andy en plantant ses yeux sombres dans les miens.
Cette fois, la coupe était pleine. J’en avais ma claque d’Andy Bellefleur. Au cours des dernières années, il m’avait insultée, blessée, humiliée... Cette réplique, c’était la goutte d’eau qui faisait déborder le vase.
— Écoute-moi bien, Andy, lui ai-je dit en soutenant son regard. Je ne t’ai jamais rien fait, que je sache. Je n’ai jamais été arrêtée pour quoi que ce soit. Je n’ai jamais traversé en dehors des clous, ni payé mes impôts en retard, ni vendu de l’alcool à un mineur. Je n’ai même jamais eu d’amende de toute ma vie. Voilà maintenant qu’on tente de me griller vive dans ma propre maison, et tu trouves encore le moyen de me faire culpabiliser, comme si c’était moi qui avais commis un crime ?
Comme tuer Debbie Pelt, par exemple ? m’a soufflé une petite voix – c’est ce qu’on appelle « la voix de la conscience » (surtout de la mauvaise conscience, en l’occurrence).
— Rien dans le passé de ce type ne permet de penser qu’il ait pu faire une chose pareille.
— Super ! Alors, trouve qui l’a fait ! Parce que quelqu’un a foutu le feu à ma baraque, Andy Bellefleur, et ce n’est pas moi, figure-toi !
Je hurlais carrément en disant ça, mais c’était peut-être aussi pour ne plus entendre cette satanée petite voix. Je n’avais d’autre échappatoire que de tourner les talons et de le planter là. J’ai contourné la maison au pas de charge jusqu’à ce qu’il ne puisse plus me voir. Terry m’a bien jeté un regard en coin, mais ça ne l’a pas empêché de continuer à balancer sa masse en cadence, sans même rater un temps.
Au bout d’un moment, j’ai entendu des pas derrière moi.
— Il est parti, m’a annoncé Lèn, une pointe d’amusement à peine perceptible dans sa grosse voix de basse. J’imagine que tu n’es pas d’humeur à poursuivre notre petite conversation ?
— Pas vraiment, non.
— Bon. Alors, je vais retourner à Shreveport. Appelle-moi si tu as besoin de moi.
— C’est ça.
Puis je m’en suis voulu de me montrer aussi impolie et j’ai fait un effort.
— Merci de m’avoir proposé ton aide.
— Mon aide ? Mais je t’ai proposé de vivre avec moi, Sookie !
— Alors, merci de m’avoir proposé de vivre avec toi.
Je n’y pouvais rien si ça ne sonnait pas cent pour cent sincère. J’avais été correcte, non ? C’est à ce moment-là que j’ai entendu ma grand-mère me reprocher de me comporter comme une gamine de cinq ans. Alors, j’ai pris sur moi et je me suis retournée.
— Je suis vraiment touchée de... de l’affection que tu me portes, ai-je déclaré en levant les yeux vers lui. Je suis très touchée de...
J’étais touchée que, contrairement à la plupart des mecs que j’avais croisés jusqu’alors, il me considère comme une partenaire possible et présentable. Voilà ce que je ressentais. Mais je ne savais pas trop comment le formuler.
— Mais tu ne veux pas en entendre parler.
Ses beaux yeux verts me regardaient sans ciller.
— Je n’ai pas dit ça.
J’ai pris une profonde inspiration.
— Ce que je dis, c’est que ce n’est pas vraiment le moment d’entamer une relation avec toi.
« Quoique... Je ne verrais aucun inconvénient à te mettre dans mon lit, là, tout de suite », ai-je ajouté en mon for intérieur.
Mais je ne voulais pas faire ça sur un coup de tête, surtout avec un homme comme Lèn. La nouvelle Sookie, la Sookie qui renaissait de ses cendres, la Sookie qui rebondissait après avoir été ignominieusement trahie, n’allait pas commettre, coup sur coup, la même erreur.
Lèn m’a serrée un peu brutalement dans ses bras, puis m’a planté un petit baiser sec sur la joue. J’étais toujours en train de réfléchir à ce brusque refroidissement dans nos relations quand je me suis aperçue qu’il était déjà parti. Terry l’a imité peu après. Je suis allée me changer, troquant le survêtement de mon frère contre mon uniforme de serveuse, lavé et repassé par Maxine. Comme le temps s’était rafraîchi, j’ai enfilé par-dessus le blouson en cuir que j’avais emprunté à Jason. Il portait encore son odeur : il avait dû le mettre récemment.
J’ai fait un petit détour en chemin pour aller déposer le tailleur de Nikkie chez elle. Sa voiture n’était pas là. J’en ai donc déduit qu’elle était encore à la boutique. J’ai récupéré le double de ses clés, comme la dernière fois, et j’ai filé dans sa chambre, le cintre à la main. Il faisait sombre dans la maison. Il faut dire aussi que le soir tombait et qu’il faisait presque noir dehors. Et, tout à coup, j’ai eu la sensation que tous mes nerfs se mettaient à vibrer à l’unisson. C’était comme si un signal d’alarme strident s’était déclenché : je n’aurais pas dû me trouver là. Lentement, j’ai tourné le dos au dressing et balayé la chambre des yeux. Mon regard s’est tout de suite arrêté sur le seuil de la pièce. Une mince silhouette noire s’encadrait dans la porte. Je n’ai pas pu retenir un petit cri étouffé. Regrettable erreur : il ne faut jamais leur montrer que vous avez peur. Autant agiter la muleta devant le taureau.
Je ne parvenais pas à discerner le visage de Vlad. Impossible de voir son expression – s’il en avait une.
— D’où il sort, le nouveau de Chez Merlotte ?
Sa question m’a prise de court.
— Quand Sam s’est fait tirer dessus, il a bien fallu engager un nouveau barman. Comme on était un peu pressés, on en a emprunté un à Shreveport. Au vamp’bar.
— Ça fait longtemps qu’il est là ?
— Non. Il vient d’arriver.
Vlad a hoché la tête : je venais de confirmer ses soupçons.
— Fichez le camp d’ici, m’a-t-il ordonné, d’une voix sépulcrale et effroyablement calme. Vous avez une mauvaise influence sur Nikkie. Elle n’a besoin de rien, ni de personne, que de moi. Elle restera avec moi aussi longtemps qu’il me plaira. Et ne revenez pas. Jamais.
Il n’y avait pas d’autre issue que la porte qu’il barrait. Je n’ai pas osé le lui faire remarquer. Pour tout vous avouer, je n’osais même plus ouvrir la bouche, de peur de me trahir – j’étais terrifiée. Je me suis donc dirigée vers lui, d’une démarche aussi assurée que possible vu la trouille qui me tordait le ventre, tout en me demandant s’il allait bouger quand j’arriverais à sa hauteur. J’ai eu l’impression que je mettais trois heures à contourner le lit et la coiffeuse. Comme je ne faisais pas mine de ralentir le pas, le vampire s’est écarté. Je n’ai pas pu m’empêcher de lever les yeux vers lui au passage. Il montrait les crocs, le monstre. J’en ai frémi d’horreur. Comment Nikkie avait-elle pu se mettre dans un pétrin pareil ? J’en étais malade pour elle.
Mon dégoût flagrant a fait naître un petit sourire-sur les lèvres exsangues de Vlad, un sourire... sadique. Seigneur !
Comment sortir Nikkie de là ? Je n’en avais aucune idée. Tant qu’elle resterait avec cette immonde créature de son plein gré, je ne voyais pas comment je pourrais l’aider.
Quand je me suis garée sur le parking du personnel, Sweetie Des Arts fumait une cigarette dehors. Elle avait fière allure, même affublée du tablier de cuistot tout taché qui lui ceignait les reins. La lumière crue des réverbères extérieurs accentuait chacune des petites stries qui marquaient son visage : Sweetie était un peu plus âgée que je ne l’avais pensé. Mais elle était quand même drôlement bien conservée pour une femme qui passait son temps derrière les fourneaux. À vrai dire, s’il n’y avait pas eu le tablier et l’odeur persistante de friture qu’elle dégageait, Sweetie aurait été plutôt sexy. Elle avait l’attitude de quelqu’un qui a l’habitude d’attirer les regards, en tout cas.
Les cuistots s’étaient succédé à une telle cadence, dernièrement, que je n’avais pas fait beaucoup d’efforts pour la connaître, je l’avoue. J’étais sûre que, tôt ou tard, elle irait voir ailleurs, de toute façon. Mais elle m’a fait un signe de la main et, comme elle semblait vouloir bavarder, je me suis arrêtée à côté d’elle.
Elle m’a aussitôt assurée de sa sollicitude, avec une nonchalance qui tenait sans doute plus à son caractère qu’à un manque de sincérité.
— Désolée pour ta maison.
Ses yeux brillaient dans la lumière artificielle. Le lieu ne me paraissait pas particulièrement bien choisi pour une pause cigarette, encore moins pour papoter entre collègues, avec le container à ordures qui empestait, d’un côté, et le parking de l’autre. Mais à voir l’attitude décontractée de Sweetie, on aurait pu croire qu’elle se prélassait sur une plage d’Acapulco.
Je me suis contentée d’un « merci » laconique – je n’avais pas envie d’en parler – et j’ai aussitôt embrayé sur les banalités d’usage.
— Comment ça va, aujourd’hui ?
— Bien, merci.
Elle a fait un geste qui englobait le parking.
— Je profite du paysage. Hé ! T’as un truc sur ton blouson.
Elle a brusquement écarté sa cigarette pour se pencher sur moi – empiétant un peu trop sur mon espace vital à mon goût – et, d’une chiquenaude sur mon épaule, a chassé le «truc » incriminé. Elle a alors eu un petit reniflement discret, comme quelqu’un qui perçoit un relent suspect. Peut-être qu’en dépit de tous mes efforts, l’odeur de brûlé me collait à la peau.
— Il faut que j’y aille, lui ai-je annoncé, pour couper court à ce tête-à-tête qui me mettait un peu mal à l’aise. C’est l’heure de prendre mon service.
— Ouais, moi aussi, il faut que j’y retourne. Y a du monde, ce soir.
Mais elle ne bougeait pas d’un pouce.
— Tu sais, Sam est carrément dingue de toi.
— Ça fait très longtemps que je travaille pour lui.
— Non, je crois que ça va plus loin que ça.
— Oh, je ne sais pas.
Je ne voyais pas trop comment mettre un terme à cette conversation, qui commençait à prendre un tour beaucoup trop personnel.
— Tu étais avec lui quand il s’est fait tirer dessus, hein ?
— Oui. Il rentrait dans son mobile home et je me dirigeais vers ma voiture.
Je tenais à ce que ce soit bien clair : Sam et moi allions dans des directions opposées.
— Tu n’as rien remarqué ?
Sweetie s’est adossée au mur, la tête levée vers le ciel, les yeux fermés, comme si elle prenait un bain de soleil.
— Non, hélas ! Je voudrais bien que la police mette la main sur le salaud qui a fait ça.
— Tu crois pas que le tireur choisit ses cibles ?
— Non, ai-je menti. Heather, Sam et Calvin n’ont rien en commun.
Sweetie a ouvert un œil et m’a considérée avec attention.
— Si on était dans un polar, ils partageraient le même secret, ils auraient assisté au même accident ou un truc dans ce style.
Elle a fait tomber sa cendre d’une pichenette.
J’ai senti ma tension retomber.
— Je vois ce que tu veux dire. Mais je crois que, dans la vraie vie, les choses ne se combinent pas aussi bien que dans un polar, avec tueur en série et tout le bazar. Je pense plutôt que Sam et les deux autres n’ont pas eu de pot, que ça leur est tombé dessus par hasard.
Sweetie a haussé les épaules.
— Tu dois avoir raison.
Elle a tapoté d’un index à l’ongle cassé le roman à suspense qui dépassait de la poche de son tablier.
— C’est tellement mieux dans les romans. La réalité, c’est toujours ennuyeux à mourir.
J’ai poussé un soupir.
— Pas ma réalité, en tout cas.